Il fallait voir la vie qu’était la nôtre en ce temps-là. Dissimulée par les montagnes, elle s’écoulait comme l’eau vive, nos cœurs étaient aussi vibrants que le fer de nos lances. Les hivers étaient à notre mesure. Le lac nous protégeait d’une glace figée, d’une trop grande rudesse pour nos corps émaciés. Dès le printemps, il nous suffisait de nous pencher pour attraper à mains nues ou dans nos paniers d’osier fraichement tressés, les perches, les truites et surtout les lavarets à la chair si délicate. La montagne nous renvoyait l’écho de nos festins au clair de lune. La joie d’être ensemble, vivants, après le froid blanc de l’hiver faisait des ricochets sur son flanc gris puis revenait nous percuter en plein cœur. Dès la nuit tombée, un feu signalait notre présence à ceux qui s’aventuraient sur la rive. Puis, le clapotis de l’eau grise berçait nos nuits et nous nous endormions sans même penser à fermer les portes de nos maisons. Les pilotis étaient les remparts infranchissables que nos ennemis, bêtes et hommes, redoutaient autant que la mort. Les plus véloces d’entre eux gisent désormais dans leur tombe sans fond.
Le lac était alors notre royaume. Nous étions venus du nord et lorsque nos yeux le découvrir, s’étirant à perte de vue jusqu’à la plaine, nous décidâmes de nous établir à l’ombre d’une sentinelle de roche, près des marais où le gibier d’eau ne manquerait pas. Nous étions ignorants de la vie du lac et nous avons dû apprendre avant le froid, avant la peur. Beaucoup n’ont pas survécu, la peau de castor nous a bien aidés par la suite mais les premières années furent cruelles. La majesté du lac nous a fait tenir. Une beauté brute, sans concession, grise de roche, mystérieuse, envoutante, de celles qui nous invitent à suspendre le vol du temps. Nous ne sommes plus, des traces de nous subsistent pour qui sait regarder, mais nos vies comme toutes celles qui sont venues après nous, ne peuvent ignorer son nom.
Nous sommes à jamais le peuple du lac.