Une larme coule sur ma joue puis une autre. Je ne montre aucune résistance. Je m’abandonne toute entière à l’expérience humaine de la couleur. Une expérience d’autant plus inattendue que l’abstrait jusqu’à aujourd’hui ne m’inspirait pas grand-chose. J’arpente les musées, les galeries à la recherche de sensations pures. Le Louvre a été ma deuxième maison pendant des années. L’art figuratif, l’art décoratif, je maîtrise plus ou moins. L’art moderne, le pop art, j’ai des notions. Mais, l’abstrait où il ne se passe rien, je ne comprends pas. En un mot, je mise sur les valeurs sûres pour me procurer des sensations, pour me rendre plus intelligente, plus humaine quoi. Pas de prise de risque inutile. Léonard par exemple, c’est parfait. Je me permets de l’appeler Léonard, parce que j’ai participé à un atelier Léonard de Vinci au Louvre et la guide l’appelait Léonard. Je suis sensible au talent, à la technique, au génie et je m’éclate sincèrement devant Il Caravaggio. Je ne sais même plus comment je suis arrivée ici à la rétrospective Mark Rothko, une affiche peut-être, des amis...
Je ne suis pas capable de l'expliquer, mais je sais que ce que je suis en train de vivre, je ne l’ai jamais vécu auparavant. Je vis l’exploration intérieure qui m’est proposée. Parce qu’il s’agit bien de cela. Les couleurs puissantes me révèlent l’indicible de Rothko. Oui, ses couleurs ont le pouvoir des mots. Et pourquoi pas ? Oui, je perçois et je comprends ce que les rectangles orange, rouge, violet expriment. Mes émotions l'ont bien saisi et me le prouvent. De plus, cette expérience chromatique sans précédent est ascendante car les aplats de couleur à hauteur d’homme, par couches fines et successives, sans grande variation pourtant, m’appellent avec force à une transcendance singulière, d’une spiritualité qui est mienne. Il se peut que je sois en train d’acquérir une dimension toute autre grâce au génie de Rothko, et ça, ce n’était vraiment pas prévu.